Sous la pression de la rue, mais pas seulement, le roi Mohammed VI a annoncé une « réforme constitutionnelle », qui peut faire du Maroc le pays le plus démocratique du monde arabe. Il n'est pas sûr qu'elle suffise à apaiser le mécontentement social.
Et maintenant un « printemps marocain » ? « Tout dépendra de la réponse du pouvoir ! », prédisait un diplomate la semaine dernière à Rabat, commentant les manifestations qui ont mobilisé 60.000 personnes dans 25 villes, le 20 février. La réponse est venue. Et même s'il n'a pas suffi à désamorcer la contestation -comme en témoignent les heurts violents de dimanche, à Casablanca -, le discours du roi marque un virage historique : si la « réforme constitutionnelle » annoncée mercredi soir par Mohammed VI « est bien conduite à son terme, elle fera du Maroc le pays le plus démocratique du monde arabe », apprécie-t-on sur place.
Le roi a donc parlé et accordé ce qui était réclamé... depuis la première Constitution de 1962. Le rôle du Premier ministre sera constitutionnalisé et celui du gouvernement réévalué. La séparation claire des pouvoirs est enfin sur les rails : « L'agenda sera celui du gouvernement et non plus celui du Palais », explique Larabi Jaïdi, universitaire et consultant au Creadh (Centre de recherche et d'études appliquées en développement humain). Au lendemain d'un discours qui fait une telle nouvelle place aux libertés publiques, qu'on pourrait imaginer qu'elle aboutisse à une abolition de la peine de mort, certains entrevoient même à terme un Etat fédéral, puisque l'institution de présidents élus dans le cadre de la future régionalisation a été annoncée.
Pas grand monde au Maroc aurait parié sur de telles concessions. Analystes, diplomates, société civile, opposants, milieux d'affaires et politiques, dans leur large majorité, ne sentaient pas une situation révolutionnaire à la tunisienne ou à l'égyptienne, et une petite musique, distillée au Maroc comme en France, vantait même l'idée d'une « exception » marocaine... « Nous n'avons pas affaire à une situation révolutionnaire. Si révolution il y a, elle sera institutionnelle », expliquait Luis Martinez, directeur scientifique à l'Ecole de gouvernance et d'économie de Rabat. On y est. A quelle logique Mohammed VI a-t-il donc répondu ? Visiblement pas à la seule pression de la rue. Retour sur image.
Si le pays « partage avec tout le monde arabe une hostilité aux régimes en place, car il souffre d'exclusion politique, économique et sociale », comme le souligne Mohamed Darif, professeur de sciences politiques à l'université Hassan-II de Casablanca, « on ne sent pas la même densité de colère, car il n'y a pas la même pression », reconnaît Driss Ksikes, jeune directeur du Cesem (Centre d'études sociales, économiques et managériales) à Rabat. Ici, il n'y a pas de détestation. La raison ? Une histoire, des structures politiques qui ont sécrété les fameuses « soupapes » qui font la différence avec la grande région allant du Maghreb au Moyen-Orient.
Première soupape : la monarchie. Claire, sa légitimité s'impose à tous et dans tous les domaines : le roi est chef religieux, arbitre entre tribus, et chef de l'Etat. « C'est une monarchie très enracinée, avec ses modes de régulation spécifiques. On est loin des régimes d'origine militaire et à parti unique », explique Larabi Jaïdi. Le souverain fédère et est « extrêmement populaire », constatent les politologues étrangers en poste au Maroc. « Jeune, dynamique », le « roi des pauvres », également surnommé « Inaugurator », « est quasiment chaque jour sur le terrain pour lancer des projets sociaux, télévisions à l'appui », soulignent-ils. « S'il y avait un référendum, la majorité des Marocains voteraient pour lui », ironise Mohamed Darif. On lui pardonne donc tout... et les gouvernements ont jusqu'ici fait paratonnerre.
Une volonté de modernité économique
Deuxième soupape : la - prudente -ouverture politique entamée par Hassan II, trois ans avant de disparaître en 1999. C'est l'« Alternance », qui a porté la gauche au gouvernement. Une politique poursuivie par Mohammed VI, qui a notamment mis en place l'instance Equité et réconciliation -véritable thérapie collective à la sud-africaine postapartheid, destinée à solder les « années de plomb » -, poussé à la naissance d'un droit de la femme et de la famille, et adopté un discours prosocial. Plus ou moins timides, des relais sont là : une société civile plutôt dense (on recense des milliers d'associations et ONG), des syndicats et des manifestations fréquentes ( « La rue est très animée ici », euphémise une Marocaine) et une presse aussi vivante... que régulièrement frappée d'interdictions. « Ce qui est réclamé en Tunisie ou en Egypte a été fait ici il y a quinze ans », souligne Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS basé à Rabat. « Ce fut une période très forte politiquement. Les Marocains ont aujourd'hui l'espoir d'y revenir, en se disant que c'est possible, car cela a déjà existé ! », explique Larabi Jaïdi.
Troisième soupape : un volontarisme économique... qui a le don d'énerver les voisins algériens ainsi que les Tunisiens. « C'est sur le plan économique que le roi a placé la modernité du royaume », rappelle Kamel Lahbib, secrétaire général du Forum des alternatives. Grands chantiers d'infrastructures et de logistique (autoroutes, TGV Tanger-Casablanca, port de Tanger Med, parcs industriels...), plans en tout genre (pacte d'émergence industrielle, plan Maroc vert agricole, Vision 2020 pour le tourisme, plan solaire...) se mêlent à une ouverture selon un axe Nord-Sud : au Nord, des accords commerciaux avec l'Union européenne et les Etats-Unis ; au Sud, une stratégie de conquête du continent africain, avec à la clef 3 milliards d'euros d'investissements étrangers par an et un taux de croissance du PIB de 4,5 % en moyenne depuis 2004. « Je n'ai jamais vu le Maroc aller aussi vite », affirme Nadia Salah, directrice des rédactions du groupe « L'Economiste », alors que le pays devient plate-forme financière et hub aérien et commercial. Classé « investment grade » par les agences de notation, il peut emprunter pour moins cher que certains membres de la zone euro. Désireux de couper au passage l'herbe sous les pieds des islamistes - qui d'ailleurs ne demandent pour la plupart qu'à être inclus dans le jeu politique -, Rabat a également aligné des grands plans sociaux : Initiative nationale de développement humain (INDH) de lutte contre la pauvreté, plan Villes sans bidonvilles, Stratégie pour l'emploi 2020...
Le 20 février aura montré que ces soupapes ne suffisaient plus. A Rabat et Casablanca, les élites politiques et économiques s'en inquiétaient. Le palais aussi, visiblement.
Des réseaux de privilèges
Car si l'économie est en plein boom, elle patine aussi. D'abord parce que l'effet d'entraînement des investissements publics tarde à se faire sentir. « Le capitalisme marocain est relativement fatigué. Des self-made-men ont bâti des empires, mais il n'y a pas de relève. Il faut une régénération des entrepreneurs », regrette par ailleurs Mohamed el-Kettani, PDG d'Attijariwafa Bank, la première banque marocaine. « Le pays s'est désindustrialisé », constate encore Mohamed Horani, président de la CGEM (Confédération générale des entreprises du Maroc). Surtout, « les grands projets structurants ont créé des réseaux de privilèges et autant d'exclus », note un économiste. Les ressentiments sont lourds et font écho aux critiques générales visant la présence de l'entourage du roi et du roi lui-même dans l'économie. La famille royale est partout, jusque dans l'éolien, en passant par la banque, la grande distribution, le tourisme, les nouvelles technologies ou la téléphonie mobile, rappelle-t-on comme une litanie au Maroc. « Il y a un problème de concentration et de gouvernance. Il faudrait donner davantage de pouvoir au Conseil de la concurrence », expliquent des patrons. « Les oligopoles et l'immense secteur informel empêchent l'économie de décoller », conclut un haut fonctionnaire.
Panne de la transition démocratique
Autre signal au rouge, les indicateurs sociaux ne sont toujours pas bons. Le chômage des jeunes - dont ces fameux « chômeurs diplômés » -peut atteindre 40 % et le revenu par tête ne représente que la moitié de celui de la Tunisie et est au coude-à-coude avec celui de l'Egypte. En 2010, le Maroc arrivait derrière la Tunisie, la Jordanie, l'Algérie, l'Egypte et la Syrie au classement de l'indicateur de développement humain des Nations unies fondé sur la santé, le savoir et le niveau de revenu. « On sent un grand mécontentement social, qui touche d'ailleurs plus la classe moyenne que les pauvres », note Nadia Salah. Cette classe, qui justement fait les révolutions, est en train de s'épuiser. Elle se ruine dans l'éducation de ses enfants et « ne peut que constater l'écart béant et grandissant avec les classes supérieures, frustrée de ne pouvoir partager ni la richesse ni davantage de pouvoir », souligne un grand commis de l'Etat. « Elle est "limite" et, en cas de choc économique, c'est l'incertitude », s'inquiète un observateur étranger.
L'horizon politique est quant à lui depuis des années sinistré. « La transition démocratique est en panne », se plaignait-on partout. Les retombées sécuritaires et les pressions américaines à la suite des attentats de 2003 à Casablanca comme la volonté du jeune roi de s'imposer face aux anciennes générations ont provoqué le retour de l'autoritarisme. « Le roi a voulu s'imposer comme acteur central dans l'espace politique, il revendique une monarchie exécutive : il règne et gouverne », explique Larabi Jaïdi. Résultat : jusqu'ici, il n'y a pas au Maroc de concurrence entre projets de société. « Avant les élections de 2007, le roi a signifié aux partis : c'est moi qui fais le projet de société et c'est vous qui êtes en concurrence pour l'exécuter », se souvient un intellectuel marocain. Résultat : un gouvernement réduit à « attendre les orientations d'en haut » ; des politiques qui se perdent dans des stratégies personnelles ; atomisés et affaiblis, des partis qui ne jouent plus leur rôle ; fatigués, des Marocains qui tournent le dos à l'espace public (le taux de participation électorale dépasse péniblement les 30 %) et des réformes que le palais identifiait lui-même comme indispensables qui n'aboutissent pas : réforme de l'éducation (catastrophique), réforme d'une justice unanimement décriée (qui ferait enfin passer les Marocains de sujets à citoyens) et réforme de la gouvernance (qui libérerait l'espace économique et social). Le système était tout simplement devenu autobloquant. Et le mouvement social réclamant une redistribution des pouvoirs aura « réveillé tout le monde ».
Les événements n'auront peut-être fait qu'accélérer le rythme d'un agenda royal (trop ?) longuement mûri à l'ombre de tous ces périls. « Le roi s'appuie en fait aujourd'hui sur l'opinion publique pour booster les réformes qu'il avait en tête. Il peut les imposer à l'ensemble des acteurs », estime Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS basé à Rabat. « Jeune, il doit également penser à son règne et à sa dynastie. » Mohammed VI voit peut-être encore plus loin : déjà seul à bénéficier d'un « statut avancé » auprès de l'Union européenne, le Maroc peut espérer de nouveaux liens encore plus forts avec l'Europe en lui offrant aujourd'hui de nouvelles convergences démocratiques. Ce qui scellerait une position géopolitique originale. « A quand une nouvelle demande d'adhésion à l'Europe ? » plaisantait-on la semaine passée à Rabat...
Daniel Bastien, Les Echos