Personne n'aurait pris garde à lui s'il n'était le millième. Mortelle renommée: Kenneth Lee Boyd a reçu la triple injection, vendredi matin avant le lever du jour, dans la prison centrale de Raleigh, en Caroline du Nord. C'était la millième exécution depuis que la Cour suprême a réautorisé la peine capitale, en 1976. Il n'y avait aucune chance pour que la faucheuse publique épargne Boyd: le gouverneur Mike Easley n'est pas un tendre, et son crime ne faisait pas de doute. Il y a dix-sept ans, ce vétéran du Vietnam avait tué dans un accès de rage sa femme Julie et son beau-père, sous les yeux de ses enfants qui cherchaient à le retenir; ensuite, il avait appelé la police pour qu'elle vienne constater les dommages.
Kenneth Boyd, pourtant, aurait pu ne pas être le millième. Il a acquis cette célébrité parce que le gouverneur de la Virginie voisine, Mark Warner, avait commué mardi la peine d'un autre condamné à mort, Robin Lovitt, assassin aussi. Mais Warner est démocrate, il arrive juste au bout de son dernier mandat. Il a épargné Lovitt pour une raison technique: l'arme du crime, une paire de ciseaux, a été malencontreusement détruite, et il n'est plus possible de pratiquer l'ultime test ADN que demandait la défense.
Par n'importe quel bout qu'on la prenne, la peine capitale aux Etats-Unis ressemble de plus en plus à une roulette russe, et pas seulement dans l'ordre des mises à mort. Elle est appliquée dans 38 Etats (et pour les crimes fédéraux), mais pas dans les autres. Dans un même Etat, selon la date du crime, elle peut ou non être requise: BTK, le célèbre tueur en série du Kansas, arrêté en février dernier, avait commis sa dizaine de meurtres abominables juste pendant une période d'abolition, il vivra.
Il y a 12% de Noirs aux Etats-Unis, mais 34% parmi les condamnés à mort. La peine capitale est plus volontiers choisie par les jurés si la victime est blanche que si elle est noire. Il y a en plus un hiatus entre le prononcé de la peine et son application. Les couloirs de la mort californiens - ce n'est qu'un exemple - sont peuplés de 650 condamnés à mort dont la plupart savent qu'ils mourront sur leur couchette.
Une des prochaines exécutions, cependant, devrait avoir lieu en Californie, le 12 décembre prochain. Stanley Tookie Williams, l'un des fondateurs du fameux gang des Crips et auteur de quatre assassinats brutaux, a épuisé tous ses recours. Mais depuis plus de vingt ans en death row, il a changé. Il écrit des livres pour les enfants, il mène campagne contre la culture des gangs. Ses amis ont posé sa candidature au Prix Nobel de littérature ou de la paix, au choix! Le sort de Williams est pour quelques jours encore entre les mains d'Arnold Schwarzenegger, qu'il croisa autrefois dans un club de body-building. Rigueur? Rédemption? Que va décider le gouverneur musclé, et sous quelle inspiration?
Le plus gros problème de la peine de mort, pourtant, c'est qu'elle peut tuer des innocents. Depuis 1976, 122 condamnés sont sortis du couloir fatal parce qu'on a découvert qu'ils n'étaient pas coupables des crimes qu'on leur reprochait, ou alors qu'un sérieux doute avait échappé aux jurés. Le rythme de ces sauvetages a naturellement été accéléré par les tests ADN, pas toujours suffisants pour confondre un coupable, mais suffisants pour blanchir un innocent.
Ce gros paquet d'incertitudes, en même temps que la diminution de la criminalité violente aux Etats-Unis, font reculer la peine de mort dans les têtes: 80% des Américains y étaient favorables en 1994; ils ne sont plus que 64% aujourd'hui. Et quand on leur soumet la possibilité d'une peine de prison à vie totalement incompressible, la moitié d'entre eux deviennent abolitionnistes.
Mais cette évolution ne suffit pas à changer le code là où existe le châtiment suprême. Sujet politiquement trop chargé, explosif. Et par les temps qui courent, il ne faut pas trop compter sur la Cour suprême.
Ce que le courant abolitionniste attend, c'est l'erreur judiciaire irrémédiable: la preuve qu'un condamné exécuté était innocent. C'est peut-être arrivé, au Texas. Ruben Cantu a été mis à mort en 1993 pour un meurtre commis à San Antonio, quand il avait 17 ans. Il a toujours nié, affirmant qu'il n'était pas en ville ce jour-là. Aujourd'hui, vingt ans après les faits, le complice de Cantu, David Garza (15 ans à l'époque) revient sur ses aveux, et le seul témoin du crime affirme qu'il a cédé aux pressions des policiers. Ruben Cantu, disent-ils, n'étaient pas là. Un élu texan, à Austin, a demandé la réouverture de l'enquête. Est-ce le début de la fin de la mort?