Des rats et des hommes
"On affame bien les rats !" Quatorze ans après sa détention, Abdelaziz Mouride (1) signe la première BD marocaine. Dans la pénombre de sa cellule de Derb Moulay Cherif (Casablanca), Mouride a croqué son histoire. Jour après jour. Planche après planche. Il dessine tout : les simulacres de procès, l'isolement, les humiliations, la torture, la grève de la faim... l'ignominie des années les plus sinistres qu'a connu le Maroc sous le règne de Hassan II.
La bande dessinée marocaine commence donc par un cri. Terrible. De ceux que l’on entendra encore résonner des années durant. Un cri adressé à tous ceux qui se bouchaient les oreilles durant les « années de plomb », au Maroc. A ceux aussi qui aujourd’hui encore refusent d’entendre: « Il faut oublier… ». Et la tentation est grande de vouloir tourner la page, lorsqu’on aspire à un Maroc nouveau. Vite.
Le Maroc auquel justement des hommes et des femmes ont osé rêver dans les années 60/70.
Les années de plomb. Les plus sanglantes de l'ère hassanienne. Un silence étouffant règnait alors sur la politique. Sous des tortures savantes, les suppliciés rédigeaient leur acte d’accusation. Et dans les bagnes, on passait l’espèce humaine à la moulinette...
Que reste-t-il aujourd’hui de ces lieux de la honte ? Des drames qui s’y déroulèrent ? Des luttes menées ? Tazmamart, Dar Moqri, Qalat Maggouna... Pour Derb Moulay Cherif il restera les images de Mouride. L'auteur a choisi la BD. Un genre qui aujourd'hui arrive à maturité, abordant avec gravité des sujets comme la Shoah ou les massacres au Rwanda. La BD aujourd'hui se veut aussi témoin de l'Histoire. Elle marque aussi quelquefois plus durement les esprits.
Avec pudeur et peut être avec la distance liée au genre, Mouride dit l'indiscible : les repas, bandeau sur les yeux, menottes aux poignets devant la bouche béante des cabinets, les tortures du "perroquet", de l'"avion", du sac, des chiens..., les séances de flagellation, les mensonges aux familles, et puis la résistance, la grève de la faim, le "gavage" forcé des infirmiers et la folie, la mort de certains camarades, hommes et femmes.
Alors, tourner la page ? Oui sans doute répond Mouride. "Mais quand on l'aura écrite et qu'elle aura été lue".
Yann Barte
(article publié en 2001)
1 Abdelaziz Mouride est membre fondateur du mouvement du 23 mars, un des principaux courants de l’extrême gauche marocaine de la fin des années 60. Arrêté en 1974, il est condamné à 22 ans de prison. Il sera libéré en 1984 après dix ans de détention.
"On affame bien les rats". Tarik Editions et Paris Méditerranée